En sciences humaines, la notion de matrimoine renvoie aux travaux de l’anthropologue américaine Ellen Hertz qui a réalisé la plupart de ses travaux dans le cadre de l’Institut d’ethnologie de Neuchâtel.
Comme elle a pu le souligner dans son article précurseur paru dans l’ouvrage collectif Le Musée cannibale en 2002, le terme de matrimoine n’est en aucun cas un néologisme. Des études lexicographiques permettent de démontrer que ce mot existait au Moyen Âge dans la langue française jusqu’à son effacement au XVIIe siècle. Il servait alors à désigner un héritage matériel au féminin distinct de la dot.
Cependant, Ellen Hertz ne se contente pas de ce sens premier et lui adjoint un sens nouveau d’héritage symbolique produit par les femmes. C’est cet usage du terme de matrimoine qui a particulièrement attiré l’attention d’intellectuelles féministes issues du monde du spectacle vivant (Aurore Evain) ou d’historien.ne.s des périodes modernes et contemporaines (Mélanie Traversier). Il n’y a donc rien de particulièrement innovant à parler de matrimoine aujourd’hui. Nous parcourons des voies qui ont été ouvertes bien avant nous par des exploratrices auxquelles tout le mérite revient en la matière. Gare aux appropriations !
Par cette note de blog, nous souhaitons simplement insister sur un certain nombre de questions qui accompagnent la notion de matrimoine depuis le texte fondateur d’Ellen Hertz sans toujours être explicitées faute de temps.
En effet, le matrimoine n’est pas seulement pour cette dernière un patrimoine au féminin. Il est une invitation permanente à déconstruire la notion de patrimoine et les mémoires institutionnelles qui en sont issues en tant que produit d’une période patriarcale et coloniale révolue. Le concept de matrimoine s’inscrit dès sa naissance dans une démarche post-coloniale voire même décoloniale.
La notion peut ainsi servir à désigner tout héritage symbolique ou matériel qui échappe à la conception classique du patrimoine. C’est en ce sens qu’Ellen Hertz considère qu’il est possible d’appréhender les collections des musées d’ethnographie comme autant de “matrimoines”.
Cette analogie entre l’héritage symbolique des “peuples racines” et celui des femmes n’est pas un choix au hasard. Les unes comme les autres ont été confrontées à travers l’histoire occidentale à une contestation de leur qualité de sujet de droit selon des arguments similaires. Privé.e.s de droit à une propriété pleine et entière, elles et ils ont subi une restriction de leurs droit à l’héritage et donc à l’histoire. Elles et ils ont été perçu.e.s à tort comme des “peuple sans histoire”.
Ainsi, le matrimoine peut être considéré comme l’envers d’un patrimoine patriarcal et non seulement comme l’héritage matériel ou symbolique des femmes. Cet élargissement du champ sémantique de la notion de matrimoine pose la question des relations entre le rapport de domination hommes-femmes et les autres rapports de domination. A priori la notion de matrimoine donne au rapport de domination hommes-femmes le rôle de matrice des rapports de domination en général mais rien n’empêche les effets boomerang dans une perspective intersectionnelle. Ainsi l’histoire des rapports de domination hommes-femmes et de leurs subversions révolutionnaires peut croiser celle de la domination coloniale, de la lutte des classes ou de l’opposition nature-culture*.
Tout objet historique peut en définitive faire l’objet d’une approche en terme de matrimoine et il s’agit dès lors moins de savoir s’il l’est que de démontrer comment il peut l’être. Cela vaut pour l’histoire des Révolutions en Pays de Montagnes qui est au cœur de notre projet de thèse comme pour toute autre question d’histoire. L’objectif n’est pas seulement de faire une place à l’histoire des femmes dans l’histoire générale mais aussi de raconter l’histoire des êtres humains et du vivant en général sous un angle féminin comme l’explique Pierre Serna dans un récent article consacré à la saga des Passagers du vent de François Bourgeon.
C’est la raison pour laquelle nous organiserons le 14 juin 2024 au Musée de Grenoble avec ma collègue Brigitte Dionnet dans le cadre de la Commission Internationale d’Histoire de la Révolution française un colloque international intitulé “Femmes, matrimoines et révolutions” à l’occasion duquel j’aurais le plaisir de présenter une contribution intitulée “La Journée des Tuiles du 7 juin 1788 : révolution matrimoniale ou matrimoine révolutionnaire ?”. J’y interrogerai le rôle moteur des femmes dans cette première journée révolutionnaire mais aussi la place qui leur a été laissée dans l’histoire et la mémoire de ces événements.
Le colloque se déroulera sous le marrainage et avec la participation bienveillante des historien.ne.s Christy Pichichero, et Pierre Serna.
Jean-Loup Kastler, Doctorant Paris I sous la direction de Pierre Serna, Professeur d’histoire au Lycée international de Ferney-Voltaire
* Il est intéressant de remarquer à ce sujet qu’Ellen Hertz est aussi l’autrice de l’article “anthropologie écologique” du Dictionnaire de la pensée écologique paru en 2015 aux PUF sous la direction de Dominique Bourg et Alain Papaux.
