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“Écologie morale” de la foule : la censure du concept par wikipedia…

Le 24 décembre 2022, je publiais sur ce blog une note intitulée “Pour une écologie morale de la foule !“. Il s’agissait pour moi d’ouvrir une porte de réflexion dans le prolongement des travaux d’Edward Palmer Thompson.

Le point de départ de cette réflexion avait été, un an plus tôt, le lancement du projet de traduction du livre de Peter Linebaugh intitulé Magna Carta Manifesto à l’occasion d’une journée d’étude organisée dans le cadre de l’IHRF-IHMC sur le thème “Le Moyen Âge des Lumières : une révolution ?“. De fait, la version anglaise du livre comportait l’expression “commoning ecology of the people” que mon ami Christophe Jaquet devait décider de traduire par “écologie du faire commun du peuple” mais qui aurait tout aussi bien pu se traduire par “écologie morale de la foule”.

La lecture de cet ouvrage m’avait particulièrement impressionné pour deux raisons.

Je percevais comme particulièrement novatrice l’idée que la mise sous pression des bien communs environnementaux avait été favorable à l’affermissement de structures sociales patriarcales fondées sur une conception absolutiste de la propriété.

Par ailleurs, j’observais bien des similitudes entre le rôle attribué par Peter Linebaugh à la “charte des forêts” en Angleterre et celui du Statut delphinal en ce qui concerne les biens communs liés à l’eau pour la province de Dauphiné (voir article à ce sujet).

L’organisation d’un colloque international à Grenoble sur le thème “Femmes, matrimoine et révolution” au mois de juin 2024 avec Brigitte Dionnet et Pierre Serna m’apportait la dernière pierre de cet édifice.

Travaillant sur la Journée des Tuiles en m’appuyant sur les témoignages d’époque, je prenais conscience non seulement de l’implication directe des femmes du peuple dans les événement mais aussi de leur “agentivité” autonome suivant les motifs carnavalesques d’une inversion de l’ordre patriarcal. J’en venais à me demander si la Journée des Tuiles n’avait pas constitué le premier pas d’une “révolution matrimoniale” à laquelle Amar devait essayer de mettre un terme par un fameux décret en 1793. Je constatais enfin le caractère exceptionnel des communaux possédés par la ville de Grenoble à la veille de la Révolution : 1000 ha de terrains situés le long du Drac et qualifiés de “relaissés” dans les archives municipales. Paradoxalement peu étudiés dans une perspective politique, ces communaux me semblaient poser une question pourtant essentielle : la notion de ville est-elle toujours pertinente pour étudier ce que sont les cités de l’époque moderne ? L’est-elle en tout cas pour étudier ce que fut Grenoble au XVIIIe siècle ?

J’en venais à considérer que la Journée des Tuiles avait été le moment d’une révolution matrimoniale au service d’une écologie morale de la foule.

L’organisation d’une journée d’étude sur le thème de l’écologie morale dans le cadre du Printemps de l’histoire environnementale me semblait témoigner d’une diffusion accélérée du concept dans les sciences humaines et de sa grande actualité. Les organisateurs l’enrichissaient d’ailleurs en mettant en avant les travaux de Karl Jacoby dont j’ignorais l’importance pour le débat francophone à l’époque*. Cela me permit de découvrir au passage qu’il existait des efforts convergents de la part des historiens britanniques pour utiliser la notion d’écologie morale au sujet du XVIIIe siècle. C’est le cas notamment de Leonard Baker au sujet du Somerset et du Dorset.

La traduction d’une ouvrage majeur de l’histoire des communs, l’organisation d’un colloque et la tenue d’une journée d’étude apparaissaient comme autant d’arguments permettant l’édition d’un article wikipedia sur “l’écologie morale de la foule”. L’objectif était d’en accélérer la réception et de stimuler le débat autour d’un point essentiel d’histoire du genre et de l’environnement.

Je me chargeais donc de rédiger un résumé à grands traits de ma démarche que je publiais sur le site de l’encyclopédie en ligne.

En moins de 24h, l’article était l’objet d’une attaque coordonnée de la part d’utilisateurs et de “modérateurs” utilisant des prétextes fallacieux (absence de sources secondaires pourtant nombreuses, notion apparue depuis moins de deux ans, publications dont le point médian serait le signe de la non scientificité…) dont l’aboutissement fut la suppression pure et simple de l’article conservé ci-dessous. Voilà comment trois ans de travail acharné sont purement et simplement niés pour des raisons idéologiques révélatrices de l’époque… Parmi les utilisateurs responsables, plusieurs modérateurs de la page d’Eric Zemmour dont on peut se demander qu’elle est la compétence en la matière.

* : Il faut souligner ici que Karl Jacoby est une des références revendiquées par Peter Linebaugh dans son ouvrage intitulé Magna Carta. Il en cite d’autres dont l’œuvre ne fait pas l’objet du même engouement en France : Michael Watts, John Hanson Mitchell, Rebecca Solnit mais aussi Daniel Worster qui s’occupe plus particulièrement de la question de l’eau…

ARTICLE WIKIPEDIA”ECOLOGIE MORALE DE LA FOULE” DANS SA VERSION SUPPRIMÉE DU 25 JUIN 2024

Écologie morale — Wikipédia

L’écologie morale ou écologie morale de la foule renvoie à l’ensemble des revendications, des stratégies et des tactiques mises en œuvre pour préserver les équilibres environnementaux favorables à la survie des classes populaires.

Il s’agit d’un concept construit à partir d’une lecture critique des travaux de l’historien britannique E. P. Thompson, de son élève Peter Linebaugh[1] ainsi que de ceux de l’historien Karl Jacoby[2].

Par opposition au concept d’économie morale de la foule, la notion d’écologie morale de la foule est construite à partir d’une remise en cause de la scission entre monde rural et monde urbain considérée comme allant de soi par de nombreux travaux en sciences humaines à commencer par ceux de l’anthropologue James C. Scott[3].

Elle part du postulat que la notion d’économie n’est pas toujours adaptée afin de décrire l’ensemble des attitudes et des pratiques des classes populaires en ce qui concerne leur rapport à l’environnement en contexte de crise ou de révolte[4].

Elle renvoie enfin à une possible remise en cause des structures patriarcales de la société dans le cadre de mouvements politiques de contestation à motivations écologiques. Elle correspond en ce sens à ce que l’historien Peter Linebaugh qualifie de “commoning ecology of the people” dans son ouvrage intitulé Magna Carta Manifesto (2008)[5]. A contrario, la notion d’économie morale de la foule créée par E. P. Thompson s’inscrit quant à elle dans un contexte paternaliste qui contribue à la définir.

La notion d’écologie morale de la foule interroge donc la possibilité de véritables “révolutions matrimoniales” portées par des classes populaires en prise directe avec la question des grands équilibres environnementaux du temps. En ce sens, la notion est employée pour la première fois par l’historien Jean-Loup Kastler dans le cadre du colloque international de Grenoble le 14 juin 2024 pour tenter de décrire l’implication de la foule révolutionnaire des femmes dans la Journée des Tuiles du 7 juin 1788[6]. La contribution tente alors de répondre à une question posée dès 2023 en ouverture d’un article pour la revue La Révolution française dédié à l’œuvre du philosophe et juriste Michel Antoine Servan[7].

La notion d’écologie morale de la foule est désormais débattue par d’autres historiennes et historiens dont les travaux contribuent à l’enrichir en l’ancrant dans un débat académique diversifié et exigeant. C’est ce que démontre l’organisation d’une journée d’étude autour de l’œuvre de Karl Jacoby à Vizille le 10 juin 2024[8].

Dans le monde anglo-saxon, l’historien Leonard Baker utilise la notion d’écologie morale de la foule pour les provinces du Dorset et du Somerset en se référant directement à l’oeuvre de Karl Jacoby[9].

Peter Linebaugh fait aussi référence à l’oeuvre de ce dernier mais cite encore d’autres travaux comme ceux de Daniel Worster[10], Michael Watts et Nancy Lee[11] ou encore John Hanson Mitchell[12]. Par ailleurs, il se distingue de Karl Jacoby par le rôle spécifique qu’il donne aux femmes dans la promotion de l’écologie morale de la foule.

Notes et références[modifier | modifier le code]

  1. ↑ Peter Linebaugh, Magna Carta: comment une charte au Moyen Age révolutionne les communs aujourd’hui, C. L. Mayer, coll. « Dossier pour un débat », (ISBN 978-2-84377-234-4)
  2. ↑ Karl Jacoby et Frédéric Cotton, Crimes contre la nature: voleurs, squatters et braconniers l’histoire cachée de la conservation de la nature aux États-Unis, Anacharsis, coll. « Collection Essais », (ISBN 979-10-279-0407-5)
  3. ↑ James C. Scott, The moral economy of the peasant: rebellion and subsistence in Southeast Asia, Yale university press, (ISBN 978-0-300-01862-2 et 978-0-300-02190-5)
  4. ↑ Anne-Claude Ambroise-Rendu, Steve Hagimont, Charles-François Mathis et Alexis Vrignon, Une histoire des luttes pour l’environnement: 18e-20e trois siècles de débats et de combats, Textuel, (ISBN 978-2-84597-865-2)
  5. ↑ Peter Linebaugh, The Magna Carta manifesto: liberties and commons for all, University of California Press, (ISBN 978-0-520-26000-9)
  6. ↑ “La Journée des Tuiles : révolution matrimoniale ou matrimoine révolutionnaire ?” Jean Loup Kastler, CIHRF 01 (, 27:33 minutes) Consulté le .
  7. ↑ Jean-Loup Kastler, « L’écologie des Lumières de Michel-Antoine Servan et l’image de la montagne : une déclinaison originale du concept mesmérien d’harmonie universelle ? », La Révolution française, no 24,‎ (ISSN 2105-2557, DOI 10.4000/lrf.7185, lire en ligne, consulté le )
  8. ↑ « Journée d’études « Les écologies morales revisitées » à Vizille, le 10 juin 2024 – Historiennes et Historiens du Contemporain », (consulté le )
  9. ↑ (en) Karl Jacoby, Crimes Against Nature: Squatters, Poachers, Thieves, and the Hidden History of American Conservation, Univ of California Press, (ISBN 978-0-520-28229-2, lire en ligne)
  10. ↑ A. Dan Tarlock, « Review of DAMNING THE DAMS AND DITCHES: A REVIEW OF D. WORSTER, RIVERS OF EMPIRE: WATER, ARIDITY AND THE AMERICAN WEST », Natural Resources Journal, vol. 27, no 2,‎ , p. 477–490 (ISSN 0028-0739, lire en ligne, consulté le )
  11. ↑ Violent environments: from a Workshop on “Violence and the Environment” held at the University of California, Berkeley, in September 1998, Cornell Univ. Press, (ISBN 978-0-8014-8711-8 et 978-0-8014-3871-4)
  12. ↑ (en) John Hanson Mitchell, Trespassing: An Inquiry into the Private Ownership of Land, University Press of New England, (ISBN 978-1-61168-719-4, lire en ligne)